Pakistan – La passe de Khyber

Passe de Khyber

Au sommet de la passe de Khyber, Landi Kotal dégage une fausse impression de sérénité. Un paysage qui s’élargit enfin vers la plaine afghane, après la géographie tortueuse et encaissée de la montée à travers les zones tribales au départ de Peshawar. Peu de monde et de mouvements sur le col, bien davantage en contrebas au poste frontière.

Le relief, les constructions et les activités visibles à Lanki Kotal témoignent de l’importance stratégique et économique de la passe de Khyber – de ce trait d’union entre Peshawar et Kaboul, entre le sous-continent indien et l’Asie centrale. Et ce depuis la nuit des temps.

Vu du ciel, le paysage est sec, presque lunaire. Une géographie de carton ondulé et froissé, aux lignes élégantes et pures, aux couleurs sable, terre et ocre, à peine striée de quelques filets d’eau et tachée de bosquets verdoyants. Le poste de contrôle de Michni, un fortin à la vue imprenable, constitue la clé de voûte d’un vieux système défensif comprenant une poignée de postes fortifiés répartis sur les hauteurs de la zone frontière. Plus bas, juchée sur un piton rocheux, une petite prison édifiée par Tamerlan médite sur ses méfaits. Sur le col se blottit un cavansérail qui hébergeait jadis les caravanes marchandes de passage. Tout près, un marché distillait autrefois la marchandise fraîchement importée sur sol pakistanais.

De Landi Kotal, la route se dédouble dans sa descente vers la frontière afghane. La porte de Torkham, le point de passage, grouille d’uniformes, de piétons, de véhicules et de bruits. Des grappes miséreuses d’enfants afghans quémandent avec insistance une obole aux voyageurs. Un garde-frontière les disperse à coups de cravache. Plus loin, des dizaines de containers jonchent le sol afghan d’où s’égaillent les sentiers de contrebande à travers la frontière.

Un jeune Afghan hazara entreprend de me raconter sa vie dans un anglais approximatif compensée d’un large sourire. La discussion tourne malheureusement court, en raison de notre retour sur les hauteurs de Landi Kotal.

Khyber Rifles

Du côté pakistanais, la passe de Khyber est gardée par les Khyber Rifles – une unité paramilitaire héritière des Frontier Scouts de l’époque britannique, recrutée parmi les tribus pashtounes locales. Un officier pashtoune nous brosse avec emphase un aperçu flatteur, mais inexact, de l’histoire du col et de ses défenseurs. N’importe, il ne s’agit pas pour moi d’histoire, mais de sociologie.

Le Pashtoune nous emmène ensuite dans les jardins soignés du mess des officiers. Après nous avoir assis sur une rangée de sièges, il lance d’un coup de gueule bien dosé une parade des Khyber Rifles qui mêle tradition militaire britannique et fierté martiale pashtoune.

Superbement vêtue du traditionnel salwar kameez, d’une toge en tissu écossais et d’une haute coiffe à aigrette, une escouade de musiciens défile aux sons de la cornemuse et du tambour. Leur commandant martèle l’air à grands coups de son bâton de maréchal dans une chorégraphie impeccable.

Entrent ensuite diverses unités paramilitaires représentant autant de groupes tribaux. Si les couleurs diffèrent, le salwar kameez est toujours de mise, assorti d’un court gilet et parfois d’un béret plat. Les danses martiales sont exécutées sur un fond choral et instrumental. Elles suggèrent la force et la vivacité, simulent le combat, esquissent des réjouissances.

L’une des chorégraphies est exécutée avec le fusil d’assaut en main et ponctuée de salves retentissantes qui trouent les airs. Un autre groupe pourfend un ennemi invisible à l’aide d’un, de deux et même trois sabres, dont l’un porté en bouche. La cérémonie se clôt par les flonflons millimétrés de la fanfare militaire.

Dans le mess des officiers trônent les photographies des illustres hôtes des Khyber Rifles. Outre les hauts gradés de presque toutes les armées du monde, Jimmy Carter, Margaret Thatcher, l’archevêque de Canterbury, Robert de Niro, la reine Elisabeth d’Angleterre et même Lady Diana ont visité les ardents défenseurs de la passe de Khyber.

Redescente à Peshawar

D’imposantes fortifications érigées par les Sikhs et les Britanniques jalonnent la redescente vers Peshawar. L’ancien tracé muletier se devine parfois en contrebas de la route. Construite au XIXe siècle, la voie ferrée joue à cache-cache sur l’autre pan du défilé. Ses quarante kilomètres plongent dans nonante tunnels, enjambent vingt-cinq ponts et font volte-face dans quatre stations d’inversion de marche. Relier à tout prix Peshawar à Kaboul : le motto de ce chef d’œuvre d’ingénierie civile souligne l’importance stratégique de la passe de Khyber pour l’empire colonial britannique.

Autre entreprise britannique, la ligne Durand est tracée en 1893 pour se figer ensuite en une frontière internationale ; elle coupe le pays pashtoun en deux. Pour les Anglais, la ligne Durand visait à mieux protéger le sous-continent indien. Bien que poreuse, elle vaut aux Britanniques l’inimitié durable des populations autochtones. Le conflit afghan démontre aujourd’hui encore les limites d’un trait tracé sur une carte et à travers une entité géographique et culturelle.

Une fois à Peshawar, je me balade dans les vieux quartiers de la ville, pour aboutir inévitablement dans le grand marché. En chemin, je me remémore la parade guerrière des Khyber Rifles. Face aux réalités du conflit afghan, elle tient un peu de la fanfaronnade.

 Culture pashtoune

J’en viens ensuite au creuset social des Khiber Rifles. Les Pashtouns ou Pathans sont un peuple fier, viscéralement attaché à son autonomie, à son organisation sociale, à ses pratiques religieuses et ses coutumes tribales. Ils comptent plus de 60 tribus, divisés en une myriade de clans et sous-clans. Le Pashtunwalli, code pashtoun d’honneur et de comportement, comporte pour principes directeurs notamment l’hospitalité, le courage, la revanche, et la protection de l’honneur d’autrui. L’Islam constitue l’autre référence morale pour le Pashtoun, profondément religieux.

Si on prête parfois au Pasthoun un esprit rude et belliqueux, il cultive également un goût marqué pour le chant et la poésie. Deux facettes de la vie sociale pashtoune m’interpellent tout particulièrement. D’une part, le respect pour les aînés, qui se retrouvent dans et hors des familles. Le Paradis se trouve sous les pieds des parents, affirme une maxime pashtoune. D’autre part, la visibilité publique et le statut de la gent féminine. La vie publique de la femme pashtoune est strictement régie par des codes comportementaux et vestimentaires, que vous connaissez assez bien pour m’épargner de les détailler ici. Même la danse en public, on l’a vu, est affaire d’hommes.

Le chef de famille pashtoune est un leader supremo parmi les siens, dans ses murs comme sur la voie publique. La coutume veut qu’il chemine seul devant sa ou ses femmes et ses enfants.

Une journaliste qui visitait Kaboul sous le régime taliban (1996-2001) a noté combien cette coutume était fortement ancrée parmi la population pashtoune résidente et probablement renforcée par les autorités alors en place. Lors d’un séjour en 2006 à Kaboul, la femme de plume constate avec surprise que la chute du régime taliban en 2001 n’avait pas modifié la coutume en question. Bien au contraire, les femmes pasthounes marchaient encore plus en retrait de leur époux. Questionnée sur cet état de fait, l’une d’elles en livre la clé : “les mines”. Ce qui s’appelle une discrétion bien comprise.

Je ne m’habituerai jamais à la conception pashtoune de la vie publique et du statut de la gent féminine. Toutefois, je dois également dire avec force que j’ai rencontré nombre de couples pashtouns heureux, plus heureux que beaucoup de couples occidentaux… De façon moins polémique, je retiendrai avant tout des Pashtouns leur noblesse et leur force d’âme qui sculpte les traits de leurs visages burinés et aiguise la profondeur de leur regard. A noter que la couleur flamboyante de la barbe du vénérable ci-dessous tient au fait qu’elle a été teinte au henné, qui vire à l’orangé avec le temps. Même poivre et sel, la barbe pashtoune peut voir rouge…

Merci à Salah-ud Din, connu à Peshawar et ami depuis lors, qui m’a introduit en douceur et en finesse aux arcanes de sa culture pashtoune.

Bien à Vous,

Post-scriptum

Si vous souhaitez connaître davantage de la culture pashtoune, particulièrement en Afghanistan, lisez The Bookseller of Kabul, écrit par la journaliste-écrivaine norvégienne Asne Seierstad. Le récit est basé sur son séjour de trois mois en 2001 dans une famille pasthoune de la capitale afghane.

By Bertrand

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