La vie n’est pas facile à Pétra, pour les arbres comme pour les hommes.
Edomites, puis Nabatéens
Malgré cela, les Nabatéens ont su prospérer dans les montagnes de Sharra. Originaires du Sud de la péninsule arabique, ils se sont installés à Pétra au VIe siècle BC en s’y imposant face aux derniers Edomites, ce peuple sémitique frère ennemi des Judéens.
Pourtant, les Edomites avaient bâti un impressionnant repaire fortifié au sommet du Mont Um El-Biyyara qui domine la vallée de Pétra. De nos jours, il en reste à peine quelques vestiges édomites surplombant les ruines nabatéennes, romaines et byzantines de Petra, ainsi que les villages bédouins contemporains.
Pour leur essor, les Nabatéens tirent le meilleur parti de la géographie physique et humaine. Les montagnes de Sharra leur fournissent d’imposantes défenses naturelles, d’amples réserves d’eau, de nourriture et de pâturages.
Les Nabatéens s’y sédentarisent peu à peu grâce à leurs talents d’architectes troglodytes, mais aussi d’ingénieurs hydrauliques. Leur fusion avec leur environnement naturel est remarquable : plutôt que de construire des bâtiments, ils les creusent plutôt dans le grès tendre et bigarré du massif montagneux.
Peuple caravanier, les Nabatéens bâtissent Pétra à proximité d’un carrefour commercial régional : d’une part, la route de la soie chinoise et des épices indiennes acheminée du Golfe persique vers la Méditerranée; d’autre part, la route commerciale reliant la Perse à la Mer Rouge.
Le succès des Nabatéens leur vaut des envieux – alexandrins, puis romains. Leur diplomatie privilégie le commerce à la guerre, mais oppose une résistance militaire farouche à l’envahisseur.
En 106, Rome annexe Pétra après une longue conquête militaire. La région devient byzantine au IVe siècle suite à la conversion chrétienne de l’empereur romain Constantin, puis musulmane dès le VIIe siècle.
Ebranlée par plusieurs tremblements de terre, Petra décline à cette époque du fait également du déplacement des routes commerciales régionales. Elle tombe peu à peu dans la torpeur et l’oubli jusqu’à sa redécouverte au début du XIXe siècle.
Les Bédouins de Pétra
Je n’ai pas seulement battu les chemins de la région de Pétra ; j’y ai également rencontré ses habitants, arabes ou bédouins. Les premiers prédominent à Wadi Musa, alors que les seconds vivent en périphérie du site de Pétra.
En 1984, les Bédouins vivant dans les ruines nabatéennes ont été relocalisés dans deux villages à proximité du site historique. Beaucoup d’entre eux vivent, de près ou de loin des retombées du tourisme. Sorte de revanche historique des Nabatéens, qui avaient compris que Pétra ne prospérerait qu’en osmose avec le reste du monde.
Pétra représente toujours un précieux terrain de pâturage pour les troupeaux de chèvres des Bédouins, comme ici à proximité du Monastère.
Plus encore, les Bédouins s’emploient à transporter les visiteurs à dos de mulet, de cheval ou de dromadaire d’un site à l’autre. Car les chemins de Pétra sont longs, ardus et poussiéreux. Pas assez pressé ou fatigué, j’avoue n’avoir pas été un bon client pour eux.
Les Bédouins tiennent aussi des boutiques de souvenirs dans les lieux les plus improbables, délaissant même leurs étals couverts d’artisanat pendant plusieurs jours. J’avoue encore avoir été un piètre chaland.
Par contre, j’ai fait honneur aux petits troquets tenus par les Bédouins dans les coins les plus reculés, où un verre de thé est un trésor. Mieux, je me suis invité chez des Bédouins vivant dans le site.
Ali le bistrotier affamé
Ali vit dans l’un des deux villages bédouins en bordure du site de Pétra. Il se rend quotidiennement dans son troquet situé sur la Terrasse d’Aaron, à proximité d’un caravansérail en ruines. Asséché par mon ascension du Mont d’Aaron, je m’affale à sa table ombragée.
Ali n’a plus vingt ans, mais conserve un solide appétit. Je décline son invitation à manger pour aspirer goulûment une boisson fraîche. En ce milieu d’après-midi, je suis son premier client de la journée.
Le vieil homme s’enquiert de ma provenance du jour, approuve d’un hochement de tête et poursuit son patient exercice masticatoire. Il m’explique l’importance antique du caravansérail en ruines, comme pour justifier la présence de son troquet. Je l’approuve d’un sourire avant de reprendre mon chemin.
Haroun le guide d’opportunités dorées
Dans ma descente du Mont Um El-Biyyara, je découvre en contrebas le logement troglodyte d’Haroun et de sa famille. Fasciné, j’observe longtemps la scène. La famille loge dans deux grottes anciennes, mais passe ses journées sur une terrasse récemment aménagée. Un peu plus haut, une citerne antique assure les besoins en eau de la famille. Découvert par un enfant, je salue la famille d’un geste avant de reprendre ma descente.
Le lendemain matin, je passe à nouveau à proximité de la famille bédouine, dans ma progression vers le Jebel Haroun. En m’apercevant, le chef de famille envoie l’un de ses enfants m’inviter à prendre le thé. J’accepte. Coïncidence, l’homme s’appelle Haroun.
Sur la terrasse, une ribambelle d’enfants s’agite déjà. Les yeux encore marqués par le sommeil nocturne, leur mère allaite le plus jeune d’entre eux. Le couple a neuf enfants, dont deux fois deux jumelles. Je m’incline devant une telle prodigalité reproductive.
Haroun me fait visiter les lieux, m’invite même à m’héberger à l’avenir. Je décline poliment, rappelant que cela m’est interdit. L’annonce d’une séance photographique déclenche la ruée des enfants. Après de longues minutes de palabres, j’arrive tout de même à mes fins.
A la vue de mon matériel photographique, le Bédouin m’exhibe une paire de jumelles de fabrication suisse, que j’estime rétrospectivement assez anciennes pour avoir appartenu à Johann Burckhardt…
Dans le fil de la conversation, j’explique ma destination du jour. Haroun offre aussitôt ses services de guide. Je réponds par un désintérêt poli, rappelant que l’itinéraire est évident même pour un étranger comme moi. Ses prétentions financières achèvent de me convaincre de mon choix.
Son épouse est manifestement plus déçue que lui. Je la console d’une généreuse donation pour le thé, puis prends congé.
La belle inconnue au téléphone
Nous sommes tombés nez à nez au détour d’un sentier perdu dans la montagne. Elle soliloquait dans sa marche, le téléphone portable glissé entre son voile et son oreille : ingénieux dispositif mains libres.
La Bédouine s’étonne de croiser un étranger si loin des sentiers battus de Pétra. Et moi de rétorquer que les autoroutes touristiques ne sont guère de mon goût. La belle accepte sans sourciller une brève séance photographique, mais occulte son téléphone portable.
Somme toute, son numéro de téléphone m’aurait intéressé encore davantage que la photo de son téléphone cellulaire…
Les deux jeunes bergers
A mon arrivée devant le troquet, les deux jeunes Bédouins, vautrés sur des chaises, me proposent le thé. Cela ne se refuse pas. La soif me tenaille et le cadre naturel est superbe. Un magnifique vallon, au relief minéral digne d’Hollywood, truffé de grottes et de tombes nabatéennes, déserté des touristes. Des bâtiments hauts de plusieurs mètres excavés dans le grès multicolore, habitées par les Bédouins jusqu’en 1985.
Depuis lors, les Bédouins locaux n’y vivent plus en permanence, tout en y conservant leur petit bétail. Au contraire du magnifique logement troglodyte d’Haroun, le résultat n’est malheureusement pas toujours esthétique ni respectueux des vestiges historiques.
Les deux adolescents passent leurs journées de vacances d’Eid dans ce site grandiose, avant de regagner leur village avant la nuit. En fin d’après-midi, ils m’invitent à les suivre à l’abreuvoir. Il s’agit d’un point d’eau qui débouche par gravité dans une grotte, où leurs animaux boivent avant la nuit.
En ma présence, l’aîné joue le chef, commande et supervise son cadet. Celui s’exécute en grommelant, puis disparaît avec le troupeau de chèvres pour le garder pour la nuit.
Les deux vénérables
Un autre après-midi, je rencontre dans le même troquet la grand-mère des deux jeunes Bédouins, accompagnée d’un vieil homme. Propriétaire des chèvres comme du bistrot, la grand-mère visite souvent les lieux. Elle se plaint du peu de tourisme dans cette vallée. Je proteste en silence, trop heureux d’apprécier ce vallon méconnu.
Suite à une longue discussion préparatoire, je propose quelques photos aux deux anciens. D’abord hésitants, ils se figent en des poses héraldiques que mes plaisanteries ne parviennent pas à dérider. N’importe, leur superbe dignité sied à la beauté du lieu historique. Comme les Nabatéens ont griffé la Nature pour créer Pétra, celle-ci a posé son empreinte sur leurs visages.
Le lendemain, je rencontre à nouveau la grand-mère dans son troquet. Elle marque sa surprise admirative en apprenant que je rentre du Mont d’Aaron. Trop de jeunes Bédouins n’ont plus le courage de s’y rendre, déplore-t-elle. Je prends congé.
Demain, je retrouverai à Amman une vie citadine si différente de Pétra. J’y retrouverai mon confort, soignerai mes bobos, reposerai ma fatigue, raconterai mon voyage, et préparerai mon prochain séjour à Pétra.
Bien à Vous,