C’était le wadi… chose, quelque part en Jordanie. J’en ai trop parcouru pour m’en souvenir exactement. En fait, c’est probablement la fusion imaginaire de plusieurs wadis. Nommons-le donc le wadi Utopie.
Un wadi, c’est une profonde gorge, un canyon creusé dans la roche par l’eau et sculpté par le vent, l’érosion et le gel. Il couve des microcosmes fragiles, précieux et secrets qui unissent le désert et la mer. La rive jordanienne de la mer Morte en compte au moins une soixantaine, autant de profondes estafilades dans l’écorce terrestre aride et rugueuse.
Le wadi jordanien s’esquive aisément au visiteur pressé. Timide, ils se love dans d’impossibles amas rocailleux. Il ne s’ouvre qu’aux esprits intrépides préparés à des reliefs tourmentés et des chaleurs intenses. Le wadi est capricieux, dangereux même lorsque les pluies hivernales transforment sa rivière en un puissant bulldozer. D’une année à l’autre, le wadi peut muer considérablement, selon le volume d’eau et de pierres charriées l’hiver précédent.
Wadi Utopie
Voici donc le wadi Utopie que j’ai parcouru en Jordanie le mois dernier. Aussi imposante qu’élégante, une formation rocheuse polie par Eole indique la direction de son portail. Une fois franchie l’arche minérale, un jardin d’Eden rappelle qu’il suffirait à la Jordanie d’abondantes pluies pour se couvrir de verdure et de fleurs.
Un peu plus loin, les choses sérieuses commencent : 700 mètres de dénivelé et une quinzaine de kilomètres pour atteindre la mer Morte en contrebas. Belle réminiscence de mes années d’alpinisme helvétique.
Sinon que je n’ai jamais terminé de course alpine à 423 mètres sous le niveau de la mer – altitude invraisemblable de la surface de la mer Morte. Je n’ai jamais non plus couru autant de rocher humide ou détrempé dans les Alpes suisses. A Utopie, l’eau rend la marche et le rappel glissants et parfois hasardeux. Plus positivement, l’eau omniprésente apporte la fraicheur vitale pour récupérer des efforts consentis, éviter la déshydratation et poursuivre la descente.
Loin des hommes, le wadi Utopie attire une foule animale soucieuse elle aussi de discrétion synonyme de sécurité. Face à cet impératif de mimétisme avec son environnement naturel, la grenouille s’en tire bien mieux que le crabe. A moins que ce crabe ne se soit en mal de célébrité planétaire…
Au fil des heures, nous approchons des grandes cascades qui marquent la partie inférieure du wadi Utopie. « Après vous !», nous lance ironiquement le torrent. Avant de plonger dans le vide pour continuer son long cours si peu tranquille au fond du canyon. Pour nous, chaque cascade requiert une minutieuse et complexe installation de cordes, sangles et pitons. Tout à mon utopie, je m’imagine en Icare, survolant la cascade avant un atterrissage en douceur. Avant de me rappeler que l’impertinent Icare s’est brulé les ailes pour avoir tutoyé l’irascible Phébus.
Même haut dans l’azur, le soleil est ardent à Utopie. Par intermittence, la gorge rocheuse se fait suffisamment étroite et profonde pour nous dispenser un peu d’ombre. Luxe suprême, une petite cascade ponctue cette trêve d’une délicieuse touche de fraîcheur humide.
Apparu de nulle part, un Bédouin chemine à grands pas à ma rencontre. Plutôt os que chair, l’homme est courtois quoique surpris de ma présence, comme moi de la sienne. Plus loin, un groupe d’ânes sauvages, eux aussi surgis du néant, paissent tranquillement ; ils vivent de façon autonome dans le wadi, m’affirme-t-on. Je nage en plein mirage.
Après les dernières cascades, le wadi s’étrangle entre d’imposantes parois magnifiquement stratifiées de couleurs chaudes. Se refermera-t-il sur nous pour nous engloutir à tout jamais ?
Un impossible tracteur déboule soudain à grandes pétarades qui ricochent entre les hautes murailles. Je me pince, tapote nerveusement la rustique mécanique de l’engin agricole. Histoire de m’assurer qu’il ne soit pas issu de mon délire nerveux et fécond. Les villages situés sur la rive de la mer Morte sont proches, m’assure son conducteur. Un peu plus loin, deux Bédouins qui batifolent dans leurs jeux aquatiques, achèvent de me réconforter.
Notre groupe d’intrépides se relâche enfin, déjà nostalgique de la beauté fatale d’Utopie. Un dernier bain-bulles, une ultime douche-massage, dispensés délicatement par mère Nature: autant de plaisirs inénarrables pour ce XXIe siècle si technologiquement sophistiqué, mais si peu naturellement épicurien.
Les derniers kilomètres du wadi Utopie grouillent de dociles quadrupèdes encadrés de quelques bipèdes, tous attirés par la fraîcheur de l’eau qu’il distille. Les hauteurs minérales fondent sous les derniers rayons solaires pour s’affaler en une plaine informe et rocailleuse.
En mal de connectivité, je me rue sur mon téléphone cellulaire pour conter mon utopie à mon amie la Lune. Dans mon dos, la mer Morte prépare à l’astre solaire un repos nocturne bien mérité. Je m’abandonne avec délice dans la douceur de son eau saturée de sel.
Débouché naturel du wadi Utopie, la mer Morte n’a pas tué mon imaginaire. Au contraire, elle m’a susurré dans le creux de l’oreille qu’une cinquantaine d’autres wadis jordaniens attendent impatiemment ma première visite.
Bien à vous,
Post-scriptum : Voici votre ticket d’entrée à présenter au portail du wadi Utopie. Esprits cartésiens et cœurs mal accrochés s’abstenir.