Ce billet aurait pu s’appeler Jean-Baptiste, Hérode ou encore Hérodiade. Il s’intitule Salomé. Un prénom qui caresse la langue avant de s’envoler pour signifier au monde son message de paix. Un prénom pacifique, mais aussi cruel et sulfureux. C’est du moins ce qu’a retenu l’Histoire.
L’histoire biblique de Salomé
Salomé est une princesse maccabéenne (une tribu juive) vivant au Ier siècle de notre ère en Galilée, non loin de la mer Morte. Sur la célèbre mosaïque réalisée au VIe siècle à Madaba en Jordanie, la Judée et Jérusalem figurent en bas à droite. Au centre-gauche, la Samarie, et plus à gauche encore, la Galilée. Sur l’autre rive du Jourdain et de la mer Morte, la Pérée. En haut à droite, les Nabatéens de Pétra. La Pérée et le royaume nabatéen font partie de l’actuelle Jordanie.
Dans les années 30 de notre ère, la région de la mer Morte est sous domination romaine. L’Empereur romain règne par l’entremise de potentats vassaux. Tétrarque (sous-roi), Hérode Antipas administre la Galilée et la Pérée – modeste territoire résultant du partage du royaume de son père Hérode le Grand entre trois de ses fils. Non contiguës, la Galilée et la Pérée sont militairement vulnérables. Grand perdant du partage, Hérode Antipas aspire à davantage de sécurité et de pouvoir.
Selon le Nouveau Testament, Hérode Antipas arrête et emprisonne le prophète Jean-Baptiste, ce prophète qui avait annoncé la venue de Jésus avant de le baptiser dans les eaux du Jourdain. Jean-Baptiste est incarcéré pour ses critiques publiques du mariage incestueux conclu entre Hérode et Hérodiade. Celle-ci est aussi l’épouse de Philippe, le demi-frère d’Hérode Antipas, ainsi que la petite-fille d’Hérode le Grand.
Auparavant, Hérode Antipas avait répudié sa première épouse, nabatéenne. La riposte militaire nabatéenne lui vaut une cuisante défaite. La révolte populaire sourde en Galilée et en Pérée, que Jean-Baptiste attise habilement en suggérant que la défaite militaire d’Hérode Antipas serait la juste punition divine pour son union illégale avec Hérodiade. Ulcérée, celle-ci exige la mort de l’impertinent. Soucieux de la vox populi galiléenne, Hérode se contente d’enfermer Jean-Baptiste dans une forteresse perdue en Pérée.
Salomé, fille biologique d’Hérodiade et de Philippe, est une jeune femme d’une grande beauté. Elle danse un jour face aux convives d’un banquet d’anniversaire de son parâtre Hérode Antipas. Aussi charmé qu’aviné, le tétrarque lui offre en récompense jusqu’à la moitié de ses terres. Pressée par sa mère Hérodiade, Salomé exige la tête de Jean-Baptiste sur un plateau d’argent. Hérode exécute de mauvaise grâce le prisonnier dont la tête est exhibée lors du banquet.
D’après les Evangiles, Salomé serait donc une jeune femme immorale et manipulatrice sous l’influence d’une mère vindicative. Au fil des siècles, les arts s’emparent de la fille unique d’Hérodiade pour l’interpréter à leur guise. Dans les temps modernes, inspiré par des cercles littéraires français, Oscar Wilde écrit en 1896 une Salomé dont la première représentation sur les planches parisiennes fait scandale. Amoureuse éconduite par Jean-Baptiste, la belle se venge en exigeant sa tête du prisonnier qu’elle baise ensuite sur le plateau argenté.
La pièce théâtrale inspire Richard Strauss, dont l’opéra Salomé présenté en 1905 fait également scandale. A la romance conçue par Wilde, Strauss ajoute pour Salomé une danse des sept voiles durant laquelle elle se dénude lascivement devant son parâtre Hérode pour mieux le manipuler. En 1953, l’actrice Rita Hayworth perpétue le mythe machiavélique en interprétant, dans un film de William Dieterlé, une Salomé d’anthologie pour sa danse des sept voiles.
A la recherche de Salomé
Revenons en Galilée au Ier siècle. Une fois Jean-Baptiste éliminé, Hérode Antipas et son épouse n’affrontent pas de révolte populaire. Ils ne connaissent pas pour autant la tranquillité et la bonne fortune escomptées. Hérode demande à Rome d’être nommé roi. Le soupçonnant de conspiration, l’Empereur Caligula le destitue et l’exile en Gaule. Hérodiade accompagne son mari dans sa disgrâce et son exil.
Qu’il est advenu de la princesse Salomé après le macabre banquet ? Nulle trace d’elle dans les textes consultés. J’entreprends de retrouver sa trace aux alentours de la mer Morte, en remontant le fil de vie de Jean-Baptiste. Le site du baptême de Jésus est bien établi, situé à Bétharaba, sur la rive jordanienne du Jourdain, non loin de son embouchure dans la mer Morte.
La Mer Morte
Plutôt qu’à Bétharaba, j’initie mon enquête sur le littoral de la mer Morte. En effet, la forte baisse de ses eaux saturées de sel dénude les strates de l’Histoire. L’une d’elles saura me renseigner.
J’étudie les couches successives de résidus salins, explore les recoins, scrute le fond marin : aucun indice de Salomé. Je sais, ce n’est pas la méthode Hercule Poirot ou Scotland Yard, mais la mienne.
Muwakir
Loin de jeter l’éponge, je décide alors de rechercher Salomé à Muwakir sur le site de la citadelle d’Hérode où a été emprisonné et exécuté Jean-Baptiste. Le banquet macabre a probablement eu lieu sur place également.
Pour rejoindre Muwakir, la route grimpe sans ménagement avant de se perdre en des méandres de tortillons. Le premier barrage de chameaux de garde est passé sans difficulté. Une blanche chamelle paraît même séduite par ma ravissante personne ; elle est vite rappelée à l’ordre par son collègue mâle. Je gagne les hauteurs du plateau qui borde le flanc jordanien de la mer Morte. Le plan d’eau paraît d’huile dans sa beauté froide et presque macabre.
Muwakir, c’est plus loin encore. La route joue : virage à gauche, puis à droite, montée, descente, remontée. Je tiens bon. Non loin du but, un second barrage de chameaux. Pas moins de six camélidés, qui m’observent sévèrement avant de passer à l’attaque. Je déjoue la manœuvre et les prends de vitesse.
Je ne reprends mon souffle qu’à proximité de la citadelle de Muwakir. Le lieu est superbe de beauté sauvage. De la citadelle d’Hérode campée sur son promontoire, il ne reste rien ou presque. Des lambeaux de murs, quelques pierres parsemées, une citerne, quelques colonnes reconstituées par les soins d’archéologues zélés.
Difficile d’imaginer le palais d’Hérode Antipas dans un lieu aussi exigu. Dans les alentours, une bâtisse contemporaine m’ouvre des fenêtres imprenables sur la mer Morte et les plissements rocheux avoisinants. Ses murs bavardent à grands traits de graffitis, muets toutefois quant à Salomé et Jean-Baptiste.
J’erre, désorienté. Le découragement m’ensommeille et m’embrouille. Ne serait-ce pas là-bas la tête et la toison de Jean-Baptiste ? Je décide irréfutablement que oui.
Reste Salomé. Dans ma pérégrination solitaire, je jette un bref coup d’œil derrière mon épaule. Muwakir baigne dans les ultimes caresses solaires. Un lieu qui soigne ses plaies, assurément. Salomé doit panser les siennes quelque part, non loin d’ici.
Le délicat son d’une flûte me guide vers un wadi (gorge rocheuse) qui éventre d’une large estafilade le paysage jusqu’à la mer Morte. Une flûte champêtre d’un berger, heureux d’avoir mené ses chèvres à bon port, heureux de goûter au crépuscule et à un repos bien mérité.
Croyez-le ou non. J’ai aperçu dans le wadi, à proximité du berger, Salomé dansant au son de la flûte champêtre. Ni danse des sept voiles ni danse du ventre. Juste une danse fraîche, simple et spontanée, en syntonie avec la pureté du lieu et du moment. Un lieu magique pour un moment d’extase.
Mythe ou réalité?
Les historiens, ces rabat-joie, sont des briseurs de mythes et de rêves. Une étude fouillée nous apprend que Salomé n’a jamais rencontré Jean-Baptiste de son vivant – tout au plus a-t-elle aperçu sa tête décapitée.
Lors du fameux banquet, Salomé n’était pas une jeune femme, mais une fillette de quelque onze ans. Elle n’a jamais dansé, encore moins lascivement, devant Hérode, Hérodiade et ses hôtes. Son sang royal et sa stricte éducation maccabéenne le lui interdisaient. Plus vraisemblablement, Salomé s’est jointe à une troupe d’acrobates pour divertir les convives. En guise de récompense, elle a peut-être demandé à Hérode la tête de Jean-Baptiste comme pourrait le faire une enfant sur l’injonction de sa mère.
Quant à Jean-Baptiste, il croupissait bien dans les cachots de la citadelle de Muwakir. Toutefois, le banquet s’est donné bien loin de là, quelque part en Galilée sur l’autre rive du Jourdain – dans le château où vivait Salomé. Peut-être dans la capitale du sous-royaume d’Hérode située sur la rive de l’actuel lac de Tibériade. Lors du banquet, Hérode Antipas a bien envoyé un émissaire à Muwakir avec l’ordre de rapporter la tête de Jean-Baptiste. Mission accomplie, mais assurément pas lors de la même soirée. La tête du supplicié fut enterrée ensuite en Samarie.
Jean-Baptiste a été donc décapité à l’instigation d’une noble maccabéenne, assez cruelle, vindicative et manipulatrice pour user de sa fille unique pour parvenir à ses fins.
J’oubliais, Salomé ne s’appelait pas Salomé. Le prénom de la fille unique d’Hérodiade est inconnu, mais ne saurait être Salomé car l’une de ses tantes s’appelait ainsi. Selon la coutume maccabéenne, un enfant ne pouvait prendre le nom d’un proche parent encore vivant.
Moi qui avais pourtant trouvé trace de Jean-Baptiste et de Salomé à Muwakir. Moi qui avais aperçu la jeune femme dansante dans une gorge rocheuse à proximité de la mer Morte.
Au moins l’histoire contemporaine, empêcheuse de rêver en rond, réhabilite-t-elle la mémoire de Salomé. Il est temps d’actualiser la nôtre. De son côté, la fille d’Hérodiade a recouvré sa sérénité. L’astéroïde baptisé 562 Salomé danse désormais en boucles harmonieuses autour du Soleil.
Bien à Vous,